Maison Bonheur : l'art culinaire à la sauce solidaire
A Taroudannt dans le sud marocain, ce mini centre associatif de formation aux métiers de la restauration permet à des personnes en situation précaire – le plus souvent de jeunes femmes - de vivre leur passion de la cuisine, avec au bout de six mois un job à la clef.
C'est le pari de Patricia Frangioni-Marella, à l'origine de ce projet un peu fou qui a reçu en cours de route le soutien inespéré des Disciples Escoffier Maroc.
Patricia, qui a fondé Maison Bonheur et Sanae Chaher, coach et psychothérapeute
du groupe
« Ici, à Taroudannt, il y a des vibrations qui sont énormes »
Beaucoup d'agitation dans la cuisine de cet appartement transformé en centre de formation. Nous sommes au 2ème étage d'un petit immeuble du quartier Lablalia pas très loin de la kasbah de Taroudannt,,... On y accède par un escalier un peu raide mais le jeu en vaut la chandelle semble-t-il puisque ce restaurant intermittent fait le plein à chacun des rendez-vous qu'il propose.
C'est samedi et comme presque toutes les deux semaines de janvier à juin, c'est le jour test du repas à thème (aujourd'hui l'Italie) proposé par les stagiaires de l'association Maison Bonheur. A l'étage au-dessus, sur la terrasse, les tables sont prêtes pour accueillir les clients, des résidents pour la plupart (que l'on désigne ici sous le terme de gaouri) mais pas que... En attendant, on peaufine les derniers détails, les stagiaires s'activant sous l'œil scrutateur de Patricia. Qui ne cache pas sa fierté d'avoir pu mener son projet jusqu'au bout. "Même si ça n'a pas été facile" dit-elle, se remémorant tous les barrages parfois hostiles qu'elle a dû franchir.
TAROUDANNT, UNE ÉVIDENCE
Cette ancienne marathonienne qui a découvert le Maroc à l'occasion d'une participation au renommé Marathon des sables, est arrivée un peu par hasard à Taroudannt. "J'ai complètement craqué et je m'étais dit "un jour je viendrai ici m'installer. Pour moi, c'était une évidence". Taroudannt cochait en effet pour elle toutes les cases : une ville pas très loin d'un aéroport avec un cachet authentique. "Ici, il y a des vibrations qui sont énormes !".
En 2007, elle achète son terrain ; en 2008, elle finit sa construction. Et comme elle ne peut pas rester sans rien faire - son côté "social et passionné" - elle commence à s'intéresser à la petite école de Tiout (un douar célèbre pour sa palmeraie) puis à l'orphelinat de Taroudannt où elle va s'investir pendant 7 ans, mettant à contribution tout son réseau de connaissances pour faire aboutir certains projets.
Et puis, elle décide de monter sa propre association. C'est le début de l'histoire de Maison Bonheur (Dar Saada) dont les chapitres s'écrivent encore aujourd'hui.
UN RESTAURANT PÉDAGOGIQUE
Pour son projet, Patricia a tout de suité pensé au phénomène des restaurants solidaires qui se créaient en France (aux alentours de 2014) et qui n'existaient pas au Maroc. "Je me suis dit – car je suis passionnée de bouffe... même si le sport, ça a été toute ma vie, pourquoi ne pas faire un resto pédagogique ?"
Mais comment financer ce qui serait une école de formation à l'art culinaire œuvrant pour l'insertion professionnelle des femmes marocaines ? "La mode était aux plateformes de crowd funding. J'en ai lancé une et tous mes amis et ma famille ont participé. J'ai récupéré 18 000 euros".
De quoi louer cet appartement dans lequel évoluent aujourd'hui les stagiaires et qui jouxte l'orphelinat (quelle coïncidence !) et de faire tous les travaux, ce qui a pris un peu de temps.
Finalement, en 2018, Maison Bonheur ouvre ses portes et accueilles ses premiers stagiaires... des filles uniquement. Elles ont été recrutées sur dossier et après un entretien qui permet d'évaluer leur motivation : "Le but, c'est de les former et de les placer. Je ne veux pas qu'au dernier moment, elles refusent un poste qu'on leur aurait trouvé à Marrakech, Rabat ou Casa".
AVEC LA BÉNÉDICTION DES DISCIPLES ESCOFFIER
C'est ce qui se produit régulièrement aujourd'hui : Kaoutar et Oumeima sont recrutées par le Terra Mia Café à Marrakech ; Medhi au Hyatt Regency à Taghazout ; Alham part en Allemagne comme réceptionniste...
Et tout ça en grande partie grâce aux disciples Escoffier Maroc qui parrainent désormais l'association. Le résultat d'un heureux concours de circonstances.... presque un conte de fées ! "Un truc tout bête, raconte Patricia. Je suis passionnée de cuisine, j'habite en France sur la Côte d'Azur, à 10 km de la commune où Auguste Escoffier est né, Villeneuve Loubet. Un jour, je décide d'envoyer un message pour raconter mon histoire au président des Disciples Escoffier Maroc, Lahcen Hafid !"
Il se passe 6 mois. Rien. C'était l'époque du confinement. Patricia collecte alors de l'argent de diverses associations en Europe pour distribuer des paniers dans les douars reculés autour de Taroudannt... Une des rares personnes, avec un groupe de jeunes, à pouvoir circuler, ce qui lui a permis de vivre "des moments exceptionnels" dit-elle.
Un soir, alors qu'elle venait de rentrer, elle trouve un message de Lahcen qu'elle rappelle aussitôt. Elle lui envoie par la même occasion des photos du village où elle était ces derniers jours : Tignatine... le village dont est originaire le fameux Lahcen Hafid ! Une heureuse coïncidence à l'origine aujourd'hui d'une forte amitié...
Beaucoup de monde - et d'ambiance - pour la soirée de remise des diplômes qui s'est déroulée le 12 juin au palais Oumansour. En présence des stagiaires, des riads partenaires (Palais Oumensour, Dar Al Hossoun, Dar Tourkia, La Maison Taroudant, Riad Tafilag, La Maison Anglaise et Mme Olivia Allard), de la marraine d’honneur Maryam Bouhassoune et des représentants de la société Crimidesa, partenaire de l'association. Et bien sûr les cheffes et chefs Escofffier qui sont intervenus cette année : Mina Achmer, Aïcha Lahlou, Hicham Anaddam, Mehdi Rguieg, Jawad Rahali, Abderrahman Garouaz, Jamal Aouzou, Yassin Bagddad et Brahim Benyahia, // © YOUSSVIDEO
DIX FILLES ET DEUX GARÇONS
Pour la première fois cette année (2023), la promotion compte deux garçons sur douze stagiaires qui ont pour point commun d'être en situation précaire. Pendant les 9 mois que dure la formation, ils et elles ont eu droit à des cours de français, de calcul, de navigation sur internet... qui s'ajoutent à l'apprentissage de l'art culinaire. Pour lequel ils bénéficient désormais d'un bonus inespéré avec la participation des chefs Disciples Escoffier Maroc qui viennent très régulièrement et à tour de rôle dispenser leur savoir-faire lors d'ateliers cuisine au cours desquels sont abordées les bases culinaires mais aussi la connaissance des produits ou la réalisation de fiches techniques. C'est ce qu'on appelle l'esprit de transmission et de partage des Escoffier...
Cette collaboration ne s'arrête pas là. Pour le Bocuse d'or Maroc dont la sélection se déroulait à El Jadida, le chef Jawad Rahali, de la Villate Limoune à Ouled Teima près d'Agadir, a choisi comme assistante Farah, stagiaire à Maison Bonheur. Et les 12 apprentis étaient présents au grand complet le 10 juin dernier dans les cuisines de l'hôtel Casablanca... à Casablanca aux côtés des chefs Disciples Escoffier Maroc dans le cadre d'un dîner d’Épicure.
Tout semble donc aller pour le mieux dans le meilleur des mondes pour la Maison Bonheur (la promotion 2024 est déjà complète)... si ce n'est le budget difficile à boucler en l'absence de subventions. "Heureusement que je peux compter sur les riads partenaires et mon unique sponsor, le groupe espagnol Crimidesa sans lequel rien ne pourrait se faire. Sans oublier les généreux donateurs qui œuvrent dans l'ombre. Mais maintenant que je suis en place, j'espère avoir des aides officielles". Une association qui met en avant la belle ville de Taroudannt, dont on parle à la télé, dans les journaux et sur les réseaux sociaux mériterait bien ce coup de pouce.
Jean CALABRESE & Philippe PRIMARD